Une minuscule pilule qui stabilise un cœur qui s’emballe… mais au moindre faux pas, elle peut déraper. C’est tout le paradoxe de la digoxine. Si vous ou un proche venez de la commencer, vous voulez surtout savoir: pourquoi on me la prescrit, comment la prendre sans danger, quels signes doivent m’alerter, et avec quoi elle interagit. Je vis à Montréal, j’écris avec mon chat Nox roulé en boule sur mon clavier, et j’ai vu trop de patients se faire surprendre par une simple déshydratation ou un antibiotique “anodin”. On va démystifier ça ensemble, sans jargon, avec des règles simples et des checklists utiles.
Ce que c’est, et quand on prescrit la digoxine
La digoxine (souvent appelée “digitalis” ou “digitaline” dans le langage courant) est un glycoside cardiotonique. Elle renforce la contraction du cœur et ralentit la conduction au niveau des oreillettes. En clair: elle peut aider un cœur fatigué à éjecter un peu mieux, et elle freine un rythme trop rapide dans certaines arythmies.
Les usages validés en 2025:
- Insuffisance cardiaque avec fraction d’éjection réduite (HFrEF), chez les patients symptomatiques malgré la thérapie de base (IEC/ARA2/ARNI, bêtabloquant, antagoniste des minéralocorticoïdes, SGLT2). Les grandes lignes (AHA/ACC/HFSA 2022) la classent comme un ajout pour améliorer les symptômes et réduire les hospitalisations. Elle ne réduit pas la mortalité.
- Fibrillation auriculaire (FA) pour ralentir la fréquence cardiaque, surtout au repos, quand les bêtabloquants ou les inhibiteurs calciques ne suffisent pas ou ne sont pas tolérés (ESC 2020). Elle n’est pas un antiarythmique de conversion.
Mécanisme simple à retenir: elle inhibe la pompe Na+/K+ ATPase, ce qui augmente le calcium intracellulaire et renforce la contraction. Elle augmente aussi le tonus vagal, ce qui ralentit la conduction au nœud AV.
Au Canada (y compris au Québec), on la trouve en générique “digoxine”; la marque “Toloxin” existe encore. Formes: comprimés 0,0625 mg, 0,125 mg, 0,25 mg; solution orale 0,05 mg/mL; forme injectable à l’hôpital.
Point de contexte utile: la fenêtre thérapeutique est étroite. La zone efficace et la zone toxique sont proches. D’où la surveillance des taux sanguins et une attention particulière aux reins et aux électrolytes.
Posologie, prise et surveillance pas à pas
Voici un plan concret, comme je le donne à mes patients (et à leurs proches) pour éviter les pièges.
Avant de commencer
- Faire un ECG de base.
- Bilans sanguins: créatinine/eGFR, potassium, magnésium, calcium, TSH si suspicion de trouble thyroïdien.
- Peser le patient; noter l’âge et la corpulence. La dose dépend beaucoup de la fonction rénale et de la masse maigre.
Doses habituelles (adultes)
- Point de départ le plus sûr chez l’adulte: 0,125 mg une fois par jour.
- Chez les sujets jeunes, grands et rénaux normaux: 0,25 mg/j peut se discuter, avec surveillance stricte.
- Personnes âgées, fragiles, petit gabarit, ou eGFR < 60 mL/min/1,73 m²: 0,0625-0,125 mg/j; eGFR < 30 mL/min: envisager 0,125 mg un jour sur deux.
- En FA aiguë, la charge (dose de “charge”) IV se fait à l’hôpital uniquement. Éviter de charger en ville.
Repère simple: si vous hésitez entre deux doses, choisissez la plus basse et réévaluez avec un dosage sanguin. Les effets dépassent largement 24 h, donc on a le temps d’ajuster.
Comment la prendre
- Une prise par jour, à heure fixe.
- Avec ou sans nourriture, mais évitez les repas très riches en fibres pile au moment de la prise (ils réduisent l’absorption). Espacez de 2 heures si votre alimentation est très fibreuse.
- Manqué une dose? Si vous vous en rendez compte dans les 12 h, prenez-la. Après 12 h, sautez et reprenez normalement. Ne doublez jamais.
- Solution orale: mesurez avec une seringue doseuse, pas une cuillère de cuisine.
Surveillance thérapeutique
- Quand doser le “taux”? 6-8 heures au minimum après une dose (idéalement 12-24 h) pour éviter un faux pic.
- Premier contrôle: 5-7 jours après l’initiation ou toute modification de dose (demi-vie longue). Puis tous les 6-12 mois si tout va bien.
- Cibles: 0,5-0,9 ng/mL en insuffisance cardiaque (zone associée à moins d’effets indésirables); en FA, on vise surtout le contrôle de la fréquence, mais on garde le taux < 1,2 ng/mL pour limiter la toxicité.
- Refaire un dosage en cas de nouveau médicament, diarrhées/vomissements, déshydratation, déclin rénal, ou symptômes suspects.
Et la dose de charge?
Réservée à l’hôpital: typiquement 8-12 microgrammes/kg (0,008-0,012 mg/kg) en plusieurs fractions (50% puis 25% puis 25% toutes les 6-8 h), avec monitorage. On évite en ambulatoire.
Paramètre |
Valeur typique |
Commentaires pratiques |
Biodisponibilité orale |
60-80% (comprimé) |
Réduite par fibres, cholestyramine, antiacides |
Temps au pic |
1-3 h (oral) |
Plus rapide en solution orale |
Demi-vie |
36-48 h |
Jusqu’à 3-5 jours si insuffisance rénale |
Élimination |
Rénale (P-gp) |
Ajuster si eGFR bas; interactions P-gp nombreuses |
Zone thérapeutique |
0,5-0,9 ng/mL (IC) |
Toxicité possible dès 1,2-2,0 ng/mL selon contexte |
Antidote |
Anticorps anti-digoxine (Fab) |
DigiFab/Digibind en milieu hospitalier |
Sources de référence: AHA/ACC/HFSA 2022 (IC), ESC 2020 (FA), monographie Santé Canada (2024), Beers Criteria 2023 (personnes âgées), fiches SPS NHS 2024, DigiFab (2023).
Effets indésirables, signaux d’alarme et toxicité: quoi repérer et quoi faire
La toxicité ne prévient pas toujours. Beaucoup de patients décrivent d’abord des troubles digestifs et une fatigue, puis des signes cardiaques. Gardez cette liste à portée de main.
Effets fréquents (souvent dose-dépendants)
- Nausées, vomissements, perte d’appétit.
- Fatigue, faiblesse, étourdissements.
- Bradycardie (pouls lent), palpitations irrégulières.
- Troubles visuels: vision floue, teintes jaune-vert, halos autour des lumières.
- Confusion, agitation chez les personnes âgées.
Facteurs qui déclenchent la toxicité
- Hypokaliémie, hypomagnésémie, hypercalcémie (diurétiques, vomissements, diarrhées, laxatifs).
- Déclin rénal (infection, déshydratation, progression d’une maladie rénale).
- Interactions: amiodarone, verapamil, diltiazem, macrolides (clarithromycine), azolés, quinidine, ciclosporine, dronédarone, ritonavir/nirmatrelvir (Paxlovid), etc.
- Âge avancé, faible masse maigre.
- Thyroïde: hypothyroïdie et hyperthyroïdie modifient la sensibilité et la clairance.
Quand agir, et comment
- Signes sérieux (syncope, ralentissement marqué du pouls < 40/min, vomissements incoercibles, confusion aiguë, troubles visuels soudains, palpitations violentes): composez les urgences. Ne reprenez pas la dose suivante.
- Signes légers mais persistants (nausées, fatigue inhabituelle, étourdissements): contactez votre médecin ou pharmacien le jour même. Demandez un dosage digoxine, électrolytes et créatinine.
- À l’hôpital, le traitement peut inclure l’arrêt de la digoxine, la correction des électrolytes, l’atropine pour bradycardie, et l’antidote (anticorps anti-digoxine) en cas de toxicité menaçante.
Indications classiques pour l’antidote anti-digoxine (équipe hospitalière): arythmies ventriculaires menaçantes, bradyarythmie sévère réfractaire, hyperkaliémie > 5,0 mmol/L dans une intoxication aiguë, taux très élevé (aigu > 10 ng/mL; chronique > 4 ng/mL) avec symptômes. Les cliniciens dosent les “équivalents de digoxine” pour calculer les flacons nécessaires.
Règle de poche: si vous avez vomi plus de 3 fois en 6 heures alors que vous prenez de la digoxine, ou si vous avez une gastro sévère, mettez en pause la digoxine et appelez votre équipe soignante pour avis. La déshydratation et la perte de potassium sont un duo à risque.
Interactions et pièges du quotidien: ce qu’il faut vraiment éviter
La digoxine est un substrat de la P-gp. Beaucoup de médicaments modifient son taux, parfois en quelques jours.
Médicaments qui augmentent le taux de digoxine (risque de toxicité)
- Antiarythmiques: amiodarone, dronédarone, quinidine.
- Inhibiteurs calciques: verapamil, diltiazem.
- Antibiotiques: clarithromycine, érythromycine (altèrent la flore intestinale et la P-gp); certains antifongiques azolés.
- Immunosuppresseurs: ciclosporine.
- Antiviraux boostés: ritonavir/nirmatrelvir (Paxlovid) - interaction fréquente depuis 2022; nécessite réduction de dose ou surveillance rapprochée, parfois arrêt temporaire.
Heuristique utile: si un médicament est un inhibiteur de la P-gp ou un macrolide, pensez “digoxine ↑”. Demandez une baisse de dose de 30-50% et un dosage sanguin 5-7 jours après l’introduction.
Médicaments qui baissent l’absorption
- Cholestyramine, colestipol (résines): séparent d’au moins 4-6 h.
- Antiacides et pansements gastriques contenant de l’aluminium ou du magnésium: séparer de 2 h.
- Fibres à haute dose: collationnez les fibres loin de la prise.
Autres associations délicates
- Bêtabloquants et diltiazem/verapamil: bradycardie additive. Surveillez le pouls.
- Diurétiques hypokaliémiants (furosémide, thiazidiques): augmentent le risque de toxicité via l’hypokaliémie. Pensez à un contrôle du potassium et, si besoin, à une supplémentation.
- Plantes/produits naturels: millepertuis (baisse le taux), réglisse (peut abaisser le potassium), aloe vera laxatif (perte de K+). Prudence.
- Pamplemousse: effet variable sur la P-gp; la prudence s’impose. Si consommation importante, espacez et surveillez.
Contexte 2025: le Paxlovid reste prescrit en ambulatoire pour COVID chez sujets à risque. Avec la digoxine, c’est une alerte rouge. En pratique, on réduit la dose de digoxine, on surveille le pouls et, idéalement, on dose en cours de traitement. Parfois, on suspend temporairement la digoxine le temps de l’antiviral. Faites-le valider par votre médecin, pas en solo.
Checklists, cas pratiques et règles de pouce
Checklist “Démarrage en sécurité”
- ECG, K/Mg/Ca, créatinine/eGFR, poids notés.
- Éducation: prise à heure fixe, quoi faire si dose oubliée, signes d’alerte.
- Plan de suivi: dosage à J5-J7, puis 6-12 mois.
- Liste d’interactions passée en revue (verapamil, amiodarone, macrolides, Paxlovid…).
- Point “sick day”: en cas de vomissements/diarrhée/déshydratation, mettre en pause et appeler.
Checklist “Visite de contrôle”
- Symptômes: nausées, fatigue, vision?
- Pouls et tension à domicile, carnet à l’appui.
- Nouveaux médicaments ou produits naturels?
- Fonction rénale et potassium récents.
- Taux de digoxine si indication (changement clinique, interaction, dose récente).
Règles de pouce qui sauvent
- Si eGFR chute de 20% ou plus, envisagez de réduire la dose de 25-50% et recontrôlez le taux à J5-J7.
- Introduction d’amiodarone/verapamil/clarithromycine: baissez la digoxine de 30-50% et doser à J5-J7.
- Hypokaliémie (K < 3,5): corrigez avant de reprendre la digoxine.
- Chez les plus de 80 ans, préférez 0,0625-0,125 mg/j et un objectif de taux côté bas (0,5-0,8).
Cas pratiques rapides
- Femme de 78 ans, eGFR 35, fatigue et nausées: vérifier taux de digoxine, K/Mg. Si taux 1,3 ng/mL, passez de 0,125 mg/j à 0,125 mg un jour sur deux. Recontrôlez à J7.
- Homme de 62 ans, FA, introduction d’amiodarone: réduire la digoxine 0,25 → 0,125 mg/j; dosage à J5-J7; surveiller pouls.
- Patient avec gastro aiguë: suspendre 24-48 h, réhydrater, contrôler K et créatinine; reprendre à dose moindre si besoin et remesurer le taux.
Questions fréquentes
La digoxine est-elle encore d’actualité en 2025? Oui, en complément pour l’insuffisance cardiaque symptomatique et pour contrôler la fréquence en FA quand les autres options ne suffisent pas. Les données (DIG, méta-analyses, et recommandations 2022) soutiennent une réduction des hospitalisations, pas de la mortalité.
Quelle est la meilleure heure de prise? Le matin, avec une routine stable. L’important est la régularité et d’éviter un gros bol de fibres au même moment.
Puis-je boire de l’alcool? Avec modération. L’alcool n’augmente pas directement le taux, mais la déshydratation liée à l’alcool et les vomissements peuvent déclencher une toxicité.
Et le café? Pas d’interaction directe notable. Si palpitations, réduisez.
Grossesse et allaitement? La digoxine traverse le placenta et est utilisée pour certaines tachyarythmies fœtales. Elle peut être utilisée pendant la grossesse si nécessaire, avec surveillance des taux. Quant à l’allaitement, les quantités dans le lait sont faibles; on surveille le nourrisson par prudence. Décision au cas par cas avec la cardio et l’obstétrique.
Puis-je arrêter d’un coup? Évitez l’arrêt brutal sans avis. En FA, votre fréquence peut repartir à la hausse. En IC, les symptômes peuvent s’aggraver. Parlez-en avant.
Combien de temps pour agir? En quelques heures sur la fréquence; l’effet stable se juge en plusieurs jours.
Le générique est-il aussi bon que la marque? Oui, au Canada, les génériques sont équivalents. Si on change de fabricant et que vous êtes à la limite de la zone thérapeutique, un dosage de contrôle peut rassurer.
À quel taux devient-elle dangereuse? Le risque grimpe au-delà de 1,2-2,0 ng/mL, mais des toxicités existent à des taux plus bas si K bas, Mg bas, ou reins fragiles. D’où l’importance du contexte.
Prochaines étapes et dépannage selon votre situation
- Vous débutez la digoxine: notez votre dose, votre heure de prise, et planifiez un dosage à J5-J7. Demandez à votre pharmacien de vérifier les interactions de votre liste complète.
- Vous avez des nausées persistantes: faites mesurer le taux, K/Mg/Cr; ne doublez pas la dose “par erreur”; apportez votre pilulier à la consultation.
- Vos reins déclinent (eGFR en baisse): parlez d’une réduction de dose et avancez le contrôle de taux.
- On vous prescrit un macrolide ou l’amiodarone: avertissez que vous êtes sous digoxine; discutez d’une réduction de 30-50% et d’un contrôle à J5-J7.
- Vous attrapez une gastro: stoppez temporairement, réhydratez, corrigez les électrolytes, puis reprenez avec validation médicale.
- Vous vivez seul et craignez d’oublier: utilisez une alarme, un pilulier hebdomadaire et, si possible, un suivi téléphonique de la pharmacie (service courant au Québec).
Si vous aimez les repères nets: pouls au repos < 50/min + étourdissement = appel médical; vomissements répétés + digoxine = pause et dosage; nouveau médicament “qui finit en -one” (amiodarone, dronédarone) = alerte interaction.
Je le dis souvent à mes lecteurs de Montréal: un bon suivi vaut mieux qu’une “bonne” dose. La digoxine rend service quand elle est bien dosée, surveillée, et qu’on respecte ses règles. Avec ces gestes simples et une équipe joignable, vous garderez le contrôle - pas l’inverse.